"La crise du Covid-19 peut nous aider à construire le monde d’après " - Cyril Dion

La tribune intégrale de Cyril Dion - Le monde - Tribune du 13 avril 2020. "Depuis que la majorité d’entre nous est confinée, les réseaux sociaux crépitent, appelant à faire de cette pause forcée un moment de réflexion collective sur ce que sera l’après-coronavirus. Extraits choisis.

Extraits choisis …

“Tirer les leçons de cette crise peut aussi nous aider à préparer l’après, à construire une société plus juste, plus résiliente, plus soutenable. Particulièrement en anticipant un autre danger : le dérèglement climatique couplé à la sixième extinction de masse des espèces”.  

“Le dérèglement climatique et la disparition massive de la biodiversité ont une origine commune : nous vivons au-dessus de nos moyens (…) C’est justement le nœud du problème : comment choisir de ralentir plutôt que de subir l’effondrement”.

“De nombreux collectifs écologistes appellent à préparer nos territoires aux chocs qu’ils pourraient subir. En relocalisant une partie de notre alimentation (...) En renforçant leur indépendance énergétique avec des énergies renouvelables (...) En sécurisant leurs approvisionnements en eau (...) En les préparant à des circonstances extrêmes (...) et en relocalisant avec diversité une part de notre économie”. 

“Nous redécouvrons avec fracas que nous faisons intégralement partie d’un écosystème plus vaste, sur lequel l’économie, la technologie n’ont pas toujours de prise. Et c’est sans doute sur cette base que nous avons besoin de construire (...) Depuis des années, des milliers de personnes expérimentent des idées qu’il nous appartiendra d’examiner”.

“Il ne s’agit pas seulement de nous protéger d’une sorte d’apocalypse, mais, pour une fois, d’imaginer le monde dans lequel nous voudrions vraiment vivre. Et de s’y mettre. Voilà la question la plus importante : comment y parvenir ? 

Engager une rupture collective avec notre modèle de société suppose un consensus sur les causes et un autre sur les remèdes. Pour cela, nous avons plus que jamais besoin d’espaces démocratiques dans lesquels délibérer. Pourquoi délibérer ? (…)Les remèdes sont ardemment discutés (...) La crise climatique peut gravement mettre en danger nos démocraties (...) Les mesures à prendre, si nous dépassons les seuils fatidiques, ne seront en aucun cas transitoires, elles seront permanentes. Voulons-nous qu’elles nous soient imposées de façon autoritaire par la force tragique des événements ou voulons-nous anticiper et choisir démocratiquement comment nous voulons décélérer ?”

“Délibérer, c’est ce que tente de faire la convention citoyenne pour le climat. Emmanuel Macron s’est engagé à transmettre (ses propositions) sans filtre au Parlement et à les soumettre à référendum. La réussite de ces délibérations collectives nécessite 3 conditions. Leur équité. Leur réalisme économique. Leurs désirabilité”.

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La tribune intégrale de Cyril Dion - Le monde - Tribune du 13 avril 2020

"Depuis que la majorité d’entre nous est confinée, les réseaux sociaux crépitent, appelant à faire de cette pause forcée un moment de réflexion collective sur ce que sera l’après-coronavirus.

Emmanuel Macron lui-même s’est risqué, dans son allocution télévisée le 12 mars, à affirmer qu’« il nous faudra demain tirer les leçons du moment que nous traversons, interroger le modèle de développement dans lequel s’est engagé notre monde depuis des décennies et qui dévoile ses failles au grand jour ». Oui, il y aura beaucoup de leçons à tirer : l’impréparation de nos pays qui ont ignoré les alertes de nombreux scientifiques sur la résurgence probable d’un syndrome de type SRAS, l’abandon de systèmes de santé qui crient, de longue date, leur manque de moyens, la prime à la rentabilité sur la santé…

Mais tirer les leçons de cette crise peut aussi nous aider à préparer l’après, à construire une société plus juste, plus résiliente, plus soutenable. Particulièrement en anticipant un autre danger : le dérèglement climatique couplé à la sixième extinction de masse des espèces. Car le chaos que nous vivons n’est sans doute rien en comparaison de ce que nous pourrions traverser, livrés aux conséquences du péril climatique…

Des « points de bascule »

Les dernières estimations des plus grands laboratoires français de climatologie sont terrifiantes. Elles prévoient une augmentation de la température de 2 °C en 2040 et, si nous continuons à vivre comme aujourd’hui, de 7 °C en 2100. Dans ce monde à + 7 °C, les étés caniculaires seraient la norme, des villes comme La Rochelle, Calais, Arles, Le Havre, Dunkerque seraient partiellement sous les eaux.

Les rendements agricoles pourraient avoir chuté de 70 %, créant des émeutes de la faim, la forêt amazonienne se transformerait en savane, des pays entiers deviendraient inhabitables, propulsant des centaines de millions de réfugiés sur les routes, l’eau viendrait à manquer, de nouveaux virus feraient certainement leur apparition… Virus – particulièrement les zoonoses comme le Covid-19 – dont la propagation pourrait être accélérée par la déforestation, l’élevage intensif et la destruction de la biodiversité. Lorsqu’on mesure la panique et les déstabilisations que le nouveau coronavirus a créées, il ne faut pas être devin pour imaginer ce qu’il adviendrait de l’économie mondiale.

Évidemment, diront les plus sceptiques, mais nous trouverons d’ici là des solutions. Peut-être, mais de nombreux chercheurs nous alertent sur le fait que les écosystèmes ne fonctionnent pas de façon linéaire et qu’il existe ce qu’ils appellent des « points de bascule » qui, une fois franchis, provoquent des réactions en chaîne accélérant les phénomènes jusqu’à un emballement potentiellement incontrôlable.

+ 2 °C est un point de bascule, comme le décrivait l’étude de 2018 dite de « la planète étuve ». Même s’il faut, comme dans toute hypothèse scientifique, garder une certaine prudence, la raison nous commanderait de prendre toutes les précautions nécessaires. Car, si nous le franchissons dès 2040, le temps presse.

L’ère de la sobriété ?

Le dérèglement climatique et la disparition massive de la biodiversité ont une origine commune : nous vivons au-dessus de nos moyens. Pour ne parler que de la France, nous dépensons notre budget annuel de carbone – ce que nous pouvons émettre sans risquer de déséquilibrer le climat – en deux mois. Nous épuiserions notre budget de ressources naturelles – ce que nous pouvons prélever sans épuiser le stock – en six. Et je ne parle pas des Américains, des Chinois, des Anglais ou des Australiens. Nous avons besoin de rééquilibrer notre budget et décélérer.

L’épidémie due au coronavirus nous en offre une saisissante démonstration. Les émissions chinoises auraient baissé de 25 % en février, comparativement à 2019. Celles de l’Italie suivent le même chemin. La pollution de l’air a été réduite de façon si radicale qu’un chercheur de l’université de Stanford n’a pas hésité à affirmer que « la réduction de la pollution en Chine a probablement sauvé vingt fois plus de vies que celles qui ont été perdues en raison du virus » (même si cette affirmation serait à relativiser lorsque nous connaîtrons le véritable nombre de morts…).

Du côté de la vie sauvage, il en va de même. Des dauphins ont été filmés dans les canaux de Venise, des sangliers dans les rues de Rome, l’ensemble de la faune chinoise, française, italienne, espagnole… est pour la première fois depuis des décennies (peut-être même des siècles) préservé des collisions avec les voitures, de la présence prédatrice des humains…

En nous confinant, en faisant s’effondrer la croissance, le produit intérieur brut (PIB), les cours de la Bourse, nous sauvons le climat et la biodiversité. A quel prix ? Combien de faillites, de chômeurs, de morts liés à une récession mondiale que les Etats tentent de juguler en creusant leurs déficits et en débloquant des sommes considérables qui, en temps normal, sont supposées ne pas être disponibles pour les urgences climatiques ou les déboires des hôpitaux publics. Passons. Car c’est justement le nœud du problème : comment choisir de ralentir plutôt que de subir l’effondrement.

Se préparer aux chocs

Nous le constatons, avec dépit, nos sociétés ultramondialisées, spécialisées, sont fragilisées lorsqu’elles sont entravées dans leur mécanique d’échanges effrénés. Chaque mois de confinement « coûte » trois points de PIB à la France.

En quinze jours, dix millions d’Américains se sont inscrits à l’assurance-chômage. Nos sociétés dépendent dangereusement de la croissance, du cycle ininterrompu de production-consommation et des approvisionnements qui viennent du monde entier.

Face aux menaces climatiques, de nombreux collectifs écologistes appellent depuis des années à préparer nos territoires aux chocs qu’ils pourraient subir. Comment ?

D’abord en relocalisant une partie de notre alimentation. Chaque territoire devrait pouvoir assurer une part essentielle de la production de nourriture de ses habitants, tout en continuant à échanger une autre part, comme l’évoquait un rapport produit pour le groupe Vert du Parlement européen, par l’Institut Momentum et Pablo Servigne.

Ensuite en renforçant l’indépendance énergétique des pays et des territoires avec des énergies renouvelables. Nous sommes aujourd’hui dépendants d’un approvisionnement de pétrole, de gaz, de charbon, d’uranium et de métaux rares (pour le numérique, le solaire et l’éolien…) permettant le bon fonctionnement énergétique de nos sociétés. Etre capable d’assurer un minimum de l’énergie que nous consommons localement sera sans doute vital à l’avenir en cas de défaillance des réseaux.

Relocaliser

En sécurisant nos approvisionnements en eau. Ce qui signifie à la fois économiser (notamment dans l’agriculture), plus intelligemment récupérer les eaux de pluie dans les bâtiments, adjoindre aux centrales industrielles d’épuration des systèmes locaux de phytoépuration, protéger les nappes phréatiques des contaminations aux pesticides…

En préparant nos territoires à des circonstances extrêmes : végétaliser pour climatiser les villes soumises à des étés caniculaires, cesser d’artificialiser et laisser de larges parts de nos territoires absorber les précipitations, abriter la vie sauvage et les pollinisateurs dont l’agriculture a besoin…

Enfin, relocaliser une part de notre économie. Il est imprudent d’abandonner des pans entiers de nos économies, indispensables à nos vies quotidiennes, à des logiques de marché et à des entreprises multinationales dont nous ne pouvons maîtriser les choix.

Nous avons besoin d’une multitude d’entrepreneurs locaux et indépendants, d’agriculteurs, d’artisans, de PME qui répondent aux besoins essentiels de chaque territoire. Et, bonne nouvelle, plusieurs études américaines montrent que ce type d’économie locale diversifiée crée plus d’emplois et répartit plus équitablement les richesses.

Inventer un autre monde

Nous redécouvrons avec fracas que nous faisons intégralement partie d’un écosystème plus vaste, sur lequel l’économie, la technologie n’ont pas toujours de prise. Et c’est sans doute sur cette base que nous avons besoin de construire. Comment limiter notre prélèvement de ressources naturelles à leur capacité de renouvellement ? Comment construire des sociétés qui intègrent le reste des êtres vivants sur la planète comme des sujets et plus comme des objets ? Comment répartir les richesses de façon à permettre à chacun une vie digne et épanouissante ?

Depuis des années, des milliers de personnes expérimentent des idées qu’il nous appartiendra d’examiner : permaculture, revenu universel, villes zéro déchet, économie symbiotique, inscription de droits pour la nature, biomimétisme, réensauvagement de territoires, nouveaux indicateurs qui remplaceraient le PIB par la santé des enfants, démocratie délibérative, entreprises libérées…

Ces expériences sont non seulement passionnantes mais elles ont bien souvent fait la preuve de leur efficacité, tout en rendant ceux qui les portent plus heureux. Car il ne s’agit pas seulement de nous protéger d’une sorte d’apocalypse, mais, pour une fois, d’imaginer le monde dans lequel nous voudrions vraiment vivre. Et de s’y mettre.

Voilà la question la plus importante : comment y parvenir ? Engager une rupture collective avec notre modèle de société suppose un consensus sur les causes et un autre sur les remèdes.

Nos démocraties en danger

Pour cela, nous avons plus que jamais besoin d’espaces démocratiques dans lesquels délibérer. Internet en est un. Mais d’autres sont nécessaires, donnant lieu à des transformations structurelles et pas seulement culturelles.

Pourquoi délibérer ? D’abord parce que, si les chiffres décrivant les causes (le dépassement de tous nos budgets) sont difficilement discutables, les remèdes sont ardemment discutés.

De nombreuses voix s’élèvent pour expliquer que nous pourrions résoudre le problème écologique sans ralentir, mais en découplant seulement la croissance et la consommation de matière. En faisant de la croissance « verte », du développement durable. Une version un peu plus écologique de notre modèle actuel.

C’est une position qui me paraît difficilement tenable au regard des faits mais qui s’exprime toujours largement. Et tant que nous ne l’aurons pas tranchée, nous n’agirons pas de concert.

Ensuite parce que la crise climatique peut gravement mettre en danger nos démocraties.

Nous voyons, en cet épisode particulier de pandémie, que nous sommes prêts à accepter de restreindre massivement nos libertés lorsque notre sécurité – et parfois même notre survie – est en jeu. Mais nous acceptons aussi de le faire, parce que nous savons que cette situation est temporaire.

Se libérer des lobbys

Or, face au dérèglement climatique, les mesures à prendre, si nous dépassons les seuils fatidiques, ne seront en aucun cas transitoires, elles seront permanentes. Voulons-nous qu’elles nous soient imposées de façon autoritaire par la force tragique des événements ou voulons-nous anticiper et choisir démocratiquement comment nous voulons décélérer ?

Par démocratiquement, j’entends collectivement, mais également libérés des lobbys qui dépensent des quantités faramineuses de temps, d’argent et d’énergie pour empêcher ces changements. L’exemple le plus illustre et le plus documenté étant désormais les milliards investis par Exxon pour financer des études semant délibérément le doute sur la réalité du changement climatique, mais il est loin d’être isolé.

Délibérer, c’est notamment ce que tente de faire la convention citoyenne pour le climat, qui réunit depuis plusieurs mois cent cinquante citoyens tirés au sort, représentatifs de toute la France, pour élaborer des mesures permettant de réduire d’au moins 40 % (en réalité, il faudrait plutôt les réduire de 50 % à 65 %) nos émissions de gaz à effet de serre d’ici à 2030, dans un esprit de justice sociale.

Lorsque les cent cinquante rendront leurs propositions, Emmanuel Macron s’est engagé à les transmettre sans filtre au Parlement et à les soumettre à référendum. Et il est indispensable qu’il le fasse car c’est la quadrature du cercle : la délibération à l’échelle du pays. C’est une opportunité que nous pouvons saisir pour commencer le travail tous ensemble.

Equité, réalisme, désirabilité

La réussite de ces délibérations collectives (qu’elles se tiennent à cent cinquante dans la convention citoyenne ou à plusieurs millions lors de référendums) nécessite à mon sens trois conditions.

D’abord, l’équité. Personne ne consentira à changer son mode de vie si les plus riches (qui sont responsables de la majorité des émissions et sont les premiers à devoir décroître) ne donnent pas l’exemple, si les pollueurs ne sont pas en première ligne, si la redistribution des richesses n’aide pas à construire un monde où l’essentiel est assuré à chacun, plutôt que le superflu accumulé par une petite minorité.

Ensuite, le réalisme économique. Comment pouvons-nous ralentir sans que tout s’effondre ? Sur ce plan, les travaux d’économistes comme Eloi Laurent, Tim Jackson, Aurélie Piet (entre autres) sont précieux. C’est à cela que devraient s’atteler tous les chercheurs en économie du monde entier.

Enfin, la désirabilité. Nous avons besoin d’un récit, d’un horizon, d’une vision. Comment vivrions-nous ? Serait-ce moins bien ou mieux ? La question que nous pourrions peut-être nous poser est : qu’avons-nous à y perdre ? Dans cette période où notre vie se réduit à l’essentiel, que nous manque-t-il ? Qu’est-ce qui compte vraiment pour nous ? Peut-être de savoir que nous pourrons tous vivre libres, dignes, en bonne santé, sur une planète vivante, près de ceux que nous aimons…

Et je crois que c’est le projet auquel nous devrions nous atteler. Il est, plus que jamais, hautement politique. "


Photo by Delia Giandeini on Unsplash

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